Tout est parti d’une révolte intérieure. L’oppression croissante des thèses fort peu consistantes sur le sous-développement de la République démocratique du Congo notamment, a indigné puis incité les professeurs Matata Ponyo et Tsasa en 2018 à partir à l’aventure. Avec eux, le pouvoir de l’écriture comme moyen et la raison à la fois comme fil d’Ariane et quête fondamentale.
Devant cet épais brouillard de confusion composé d’artefacts, de prétextes et de vérités sur les causes du sous-développement des États émergents, qui ont desservi la population, il est impossible de distinguer avec précision les causes de la pauvreté.
Malgré leur approche très discutable, ces idées se sont agglomérées et propagées au fil des ans. Avec le temps, certaines d’entre elles ont révélé leur fragilité et d’autres leur fermeté à s’enraciner et à s’autodéfendre. Aussi pittoresques et risibles soient-elles, elles parviennent cependant à trouver écho dans le mal-être des populations tiers-mondistes.
Pourquoi notre pauvreté paraît incurable ? À cette question, des réponses fusent de tous bords : la hiérarchie des races, la punition divine, la volonté politique, la vie de prière insuffisante, ou encore la convoitise des richesses minérales infinies par d’autres États, etc. Quelle histoire nos oreilles n’ont-elles pas endurée ? Vrai ou faux, c’est une controverse qui mérite d’être tranchée une fois pour toutes, quitte à envisager une nouvelle trajectoire de développement, et ce, partant de bases nouvelles.
Ces idées préconçues sont ainsi nées des réflexions des penseurs mais aussi des débats de la rue, des bars et des homélies des chefs religieux au cours des prières à la nation et des cérémonies de destruction des hôtels. Leur variété et leur multiplicité dénotent tout simplement un irréductible désir existentiel de sonder d’abord une condition sociale déplorable, ensuite sa persistance, et enfin dans la visée d’y mettre un terme.
Voici ce que la collaboration des deux scientifiques vient de féconder. Preuve implacable que l’élite intellectuelle congolaise n’a pas dit son dernier mot. La responsabilité des intellectuels (credo de Noam Chomsky) resplendit. Mais attention ! N’est pas intellectuel qui veut. L’intellectuel doit être compris ici au sens sartrien du terme comme un scientifique engagé « celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
C’est donc ce samedi 15 juin 2024, en pleine Université Protestante, dans le ressort de la cathédrale du Centenaire, que se déroule le vernissage de « Économie politique des malédictions du développement ». Surprenant choix de titre, n’est-ce pas ? En mêlant à la rigueur empirique de la science économique, l’univers abstrait de la superstition, on ne peut que s’en étonner et s’interroger.
Dans un amphithéâtre gorgé d’hommes politiques, de membres du corps scientifique, d’autorités académiques ainsi que d’étudiants, la cérémonie commence par une prière onctueuse de l’aumônier. La speaker prend le relais et enjoint les auteurs à la recension de l’ouvrage. Deux co-auteurs, lequel commence en premier ?
Toujours fidèle à son personnage, il s’avance dans son look singulier. Chaussé de ses lunettes et d’une cravate rouge traversant verticalement sa chemise blanche et le tout dans un costume noir, Matata Ponyo égrène l’un après l’autre ce qu’il qualifie « des cinq blocs des malédictions du développement » à savoir :
- La malédiction du climat : Selon ce paradigme, l’emplacement géographique et topographique condamne au sous-développement. Pourtant le Japon connaît une forte croissance.
- La malédiction de la race et de la culture : soutient par exemple que les Noirs, les Peaux-Rouges ne peuvent pas se développer. Les Congolais ne peuvent pas se développer parce qu’ils aiment danser et bouger les reins. Pourtant des États de population de couleur comme le Brésil, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud se sont développés.
- La malédiction des ressources naturelles : soutient que les pays généralement riches en ressources naturelles affichent une croissance plus faible que ceux qui n’en disposent pas en abondance.
- La malédiction des programmes d’assistance du FMI : certains pensent que ces programmes sont à la base du sous-développement. Alors que le FMI a été créé pour assister et non pour faire développer l’État assisté.
- La malédiction des institutions : dispose que les États aux institutions faibles se caractérisent par des performances économiques et socio-politiques médiocres.
La malédiction des institutions fait référence à vrai dire au leadership. Ce paradigme semble plus solide et plus persuasif. L’antériorité entre la malédiction du leadership sur celle des institutions repose sur le fait que ce sont les hommes qui animent les institutions. La qualité des institutions suppose la qualité des hommes.
Au tour de l’autre co-auteur de discourir. Professeur Tsasa, à la chaire, se racle la gorge avant de livrer cette confidence sincère à l’assistance dans un ton neutre : le leadership, comme domaine de recherche, n’avait jamais effleuré son esprit. D’abord réticent dans un premier temps, car croyant s’éloigner des méandres de l’économie, aujourd’hui il figure parmi les références d’autorité dans la spécialité. Désormais, il prêche sans crainte d’être contredit que le leadership et la croissance économique sont intimement liés si ce n’est siamois. Comme avant lui, ACEMOGLU et Douglas NORTH l’attestent.
En ce qui concerne le sens du mot leader, Professeur Tsasa définit un leader comme un agent qui résout les problèmes d’action collective. Que veut dire ce charabia ? Il nous l’explique : « Nous voulons avoir une police professionnelle mais personne n’agit. Voici un problème d’action collective. Il faut trouver un leader. Si une personne possède la capacité d’influencer les hommes mais pour des intérêts égoïstes exclusivement, trouvez un concept différent. C’est un dirigeant, un manipulateur. Un leader par construction met en place le nécessaire pour l’atteinte d’un objectif commun. »
Pour renchérir, dans un article commun intitulé « Leadership et changements institutionnels », le tandem soulignait déjà ensemble le rôle décisif du leadership dans les réformes économiques, facteur de croissance économique, en ces termes : « La littérature économique sur les changements institutionnels reconnaît l’importance des leaders (et du leadership) sur le profil du développement économique d’un pays. Cette importance peut s’expliquer par le fait que, dans de nombreuses situations, les dirigeants politiques sont au cœur des réformes structurelles, et donc au cœur de la transformation espérée des institutions politiques et économiques d’un pays. Autrement dit, le succès ou l’échec dans la mise en œuvre des réformes structurelles repose fondamentalement sur l’efficacité des dirigeants politiques qui sont élus ou nommés dans les différents postes de responsabilité ». Le leader n’est plus cet individu excentrique, qui exalte ses biceps, sa fortune ou sa beauté. Le leader se distingue par ses valeurs, sa vision claire et le sens de l’abandon de soi au nom du collectif.
Au terminus de son exposé, Professeur Tsasa pose un postulat contre la fatalité des malédictions des institutions et de leadership. Que pour conjurer le sort, il n’y a pas trente-six solutions. Aucun tour de magie ni de mantras à réciter, rassurez-vous. Rien que le leadership. Ici, il attire l’attention des citoyens sur l’existence du marché de l’offre et de la demande du leadership, c’est-à-dire la recherche du leader.
Il revient donc au citoyen, à un moment tragique de son existence et en vertu de sa souveraineté, d’agir pour permettre l’avènement d’un leadership alternatif qui les affranchirait de la zone de « trappe au sous-développement ». Ce qu’on pourrait aussi illustrer par le « triangle des Bermudes », un lieu où le désordre fait la loi ; là où aucune croissance n’est ressentie. Tout y est figé comme une image, à l’instar de la République Démocratique du Congo. Pour s’extraire de cette trappe au sous-développement, les auteurs proposent de recourir à un effort de libération. Une impression intransigeante de la demande du leadership des manifestations populaires afin d’impulser le changement et de mettre aux commandes des leaders.
Par l’évocation même des exemples comme l’Inde, l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud qui en 1960 étaient statistiquement inférieurs au Congo. Comment expliquer notre état d’agonie ?
La réponse, la crise des leaders. Le développement des États suppose en effet des hommes exceptionnels « des leaders » qui conduisent les institutions en chefs d’orchestre. Chaque instrument est une compétence. Chaque note suit la vision claire du guide et converge vers une performance symphonique aboutie. Un leader fédère les intelligences et mobilise hommes, femmes, jeunes, invalides, services pour l’atteinte d’un objectif commun : le bien-être collectif.
Ce livre a vocation de replacer le curseur sur les véritables causes de la pauvreté. Puisque, a-t-on observé, l’engagement des citoyens s’est écroulé suite aux croyances considérées comme des pesanteurs immuables et fatales. Quand les citoyens savent enfin la maladie qui les dérange, alors ils sauront précisément ce qu’il convient de faire.
En jugeant les faits politiques et économiques, ce livre élucide la question du sous-développement et sonne la fin des mystères qui l’entourent. Tout s’élève et tombe par le leadership, affirmait John Maxwell. Ce qu’il faut retenir. Et je vous recommande vivement.
Esdras WANDJA MBALE
Juriste et acteur socio-politique